La nation n’est pas une entreprise, mais si nous voulons comprendre quelque chose à la balance des paiements d’une nation, nous devons faire semblant de croire que la nation est une entreprise.
Les Etats-Unis viennent[1] de se donner un président qui, paraît-il, entend diriger son pays comme on gère un « business ». Pendant ce temps, de ce côté-ci de l’Atlantique[2], sévissent des métaphores qui font de la nation une « boîte », une firme, une ferme.
« L’entreprise France perd du terrain »[3] ; « Macron : quatre ans à la barre de l’entreprise France »[4], titrèrent ainsi certains journalistes économiques de bords par ailleurs opposés, tandis qu’un syndicaliste agricole[5] s’écria un beau jour :
« Ça conduirait à retirer quatre millions d’hectares à la ferme France,… ».
C’était au sujet d’une proposition de durcissement des conditions d’épandage des pesticides en France. Tant d’autres exemples pourraient être pris.
Gageons que des deux côtés de l’Atlantique, du bas en haut de la Méditerranée et de beaucoup d’autres mers encore, la même métaphore fut, est et sera encore longtemps ainsi déclinée. Elle pourrait l’être au moins 180 fois pour être adaptée à chaque état-nation que compte la planète Terre aujourd’hui.
Ferme, firme, entreprise…, aucun de ces termes n’est pertinent pour représenter la réalité, fût-elle économique, d’une nation.
[1] Novembre 2016.
[2] Les lecteurs états-uniens, s’il y en a, rectifieront le point de vue
[3] Alternatives économiques, n° 267 – mars 2008 (à propos du déficit du commerce extérieur de la France et de son aggravation)
[4] Le Parisien éco, 31 août 2016
[5] Eric Thirouin, responsable environnement à la FNSEA, Fédération Nationale des Syndicats d’ Exploitants Agricoles ; propos tenus au micro de Manuel Ruffez et Margot Delpierre, de France Inter. Cf.,« Bras de fer sur l’épandage des pesticides », www.franceinter.fr, 25 octobre 2016.
Certes, l’entreprise est un acteur central dans le circuit économique de la nation. Mais il n’est pas le seul. Les ménages en constituent le second maillon essentiel. Entreprises et ménages se tiennent par la barbichette, chacun d’eux tirant ses moyens d’existence de l’autre, le premier fournissant ses revenus au second, le second assurant un débouché au premier. Enfin, les intermédiaires financiers jouent un rôle essentiel de mise en relation des deux premiers, tandis que l’Etat… L’Etat ne se contente pas d’assumer les trois fonctions récitées dans les manuels : la production des biens publics, la redistribution des revenus et la protection sociale, enfin le soutien à l’activité économique[1]. C’est peut-être lui qui, en donnant un visage à la nation, en la personnifiant, est à l’origine de cette représentation de la nation comme un sujet producteur et entrepreneur. Enfin, il y a l’Extérieur. Ah l’Extérieur ! Jamais personnification si osée n’avait été tentée avant que les comptables nationaux ne nous la servent. L’art de donner un nom, j’allais dire un domicile et pourquoi pas une nationalité à ce qui est précisément défini par exclusion : l’extérieur est l’ensemble de tous les acteurs économiques qui ne résident pas sur le territoire de la nation. Ça fait du monde ! L’Extérieur est le principal client, voire le seul, de la « ferme France » et de « l’entreprise France ». L’Extérieur est en même temps son seul fournisseur et son seul banquier.
Admettons que l’on ignore tous les autres acteurs pour ne retenir que l’entreprise et l’Extérieur. Encore faudrait-il, pour voir dans la nation une entreprise, passer du pluriel au singulier. Il y a des entreprises : comme n’en voir qu’une seule ? Cela suppose d’admettre que la juxtaposition des entreprises constitue une entreprise, comme un mur résulte de l’agglomération d’un certain nombre de briques. Il faudrait d’abord, soit dit en passant, faire la différence entre les entreprises qui sont installées sur le territoire de la nation et celles qui ont la nationalité en question. Ensuite, les entreprises d’un pays, qu’elles soient simplement résidentes ou nationales, sont loin de former un seul bloc : généralement indépendantes les unes des autres, souvent inconnues les unes pour les autres, elles entrent de fait en concurrence les unes par rapport aux autres, dès lors qu’elles répondent à un même besoin. La concurrence est passive et subie dans le cas des petites et moyennes entreprises ; elle entre dans le cadre d’une stratégie pour ce qui est des plus puissantes.
Certes, on peut considérer que les entreprises d’une nation, même indépendantes les unes des autres, même concurrentes, sont malgré tout liées par l’appartenance à la communauté nationale. Les impôts qu’elles paient, les services publics dont elles jouissent en échange, enfin la possibilité qu’elles ont d’être représentées dans la définition de la politique de la nation, via la participation aux élections et, surtout, la possibilité d’être représentées en tant qu’entreprises par des chambres consulaires et des organisations syndicales professionnelles, manifestent concrètement cette appartenance des entreprises à cette communauté nationale. Cela suffit-il pour que l’on puisse parler de « l’entreprise France » ou de « l’entreprise Allemagne » etc., comme s’il s’agissait d’un seul bloc ?
Si je suis naïvement les manuels les plus orthodoxes, je ne peux pas répondre oui, car ces manuels m’apprennent que l’entreprise a pour objectif de réaliser un profit maximal en vendant des biens et services qu’elles a produits et que la collectivité nationale, représentée par un Etat, a pour objectif de rendre des services aux citoyens, des services ainsi dits « publics ». Les objectifs de ces deux entités, entreprise et collectivité, sont donc radicalement différents. Si les entreprises appartiennent donc bien à la communauté nationale, celle-ci ne peut se réduire à l’entreprise.
D’ailleurs, ma position sera confortée par l’observation d’un indice qui saute aux yeux : la nature de la documentation comptable utilisée respectivement par l’entreprise et par la nation. Elles sont totalement différentes.
Les lignes qui suivent sont vivement déconseillées aux âmes sensibles et surtout rétives à la mécanique comptable.
Il existe trois types de comptabilité : celle qui est utilisée par l’entreprise, celle qui est utilisée par la collectivité, et une troisième, hybride, qui est au carrefour entre l’entreprise et la collectivité. Cette dernière, appelée comptabilité nationale, suggère par sa conception même, que la nation est un concept original, qui ne se confond pas avec l’Etat.
Pour retracer les flux entrants et sortants, l’entreprise dispose de son compte de résultat, la collectivité de son budget et la nation, de sa balance des paiements.
Prenons un exemple.
L’entreprise E1 installée sur le territoire de la nation N réalise l’importation d’une machine.
Cette dépense n’apparaît pas dans son compte de résultat car il s’agit d’un investissement, non d’une charge. Elle est compensée par l’augmentation de son patrimoine, cette compensation aboutissant, dans son bilan, à un montant inchangé de capitaux propres. A cet égard, que la machine soit achetée à l’étranger ou à un fournisseur national ne change rien à l’affaire. Il s’agit d’un investissement qui, additionné à toutes les autres dépenses du même type, contribuera au calcul de l’agrégat : « formation brute de capital fixe » (FBCF) défini par la comptabilité nationale. Voici donc une dépense privée qui ne relève pas du tout de la comptabilité publique, mais qui regarde à la fois la comptabilité de l’entreprise et la comptabilité nationale.
Mais ce n’est pas tout.
Dans cet exemple, on suppose que la machine est importée. La dépense de l’entreprise est alors en même temps une dépense pour la nation, car elle va occasionner une sortie de devise du territoire. Si la machine était achetée à un fournisseur national, elle serait payée dans la monnaie nationale ; la disponibilité en monnaie, ou solvabilité, serait l’affaire de E1, acteur privé, et de lui seul. Cependant, dès lors qu’il s’agit d’une importation, le fournisseur étranger réclame d’être payé dans sa propre unité monétaire. Dès lors, la question de la disponibilité de la monnaie dépasse la problématique de l’entreprise pour devenir celle de la nation. En s’adressant à sa banque pour obtenir en échange de son propre argent un équivalent en devises acceptable par son débiteur, l’importateur se décharge sur d’autres acteurs d’une question qui n’est pas la sienne (puisqu’il possède l’argent) mais celle… de la nation. Sa banque prend le relais, en se mettant en quête de la devise requise. A cause de ce besoin en devise, la dépense de cet entrepreneur, qui n’est en soi qu’une dépense privée même si, en alimentant la FBCF, elle regarde de toute façon la comptabilité nationale, s’inscrit en outre dans la balance des paiements de la nation.
Dans la balance des paiements, la dépense de cette entreprise est une importation qui, toute chose égale par ailleurs, en grève le solde des opérations courantes. Cette opération est une opération définitive. Pour l’entreprise comme pour la nation, l’argent dépensé ne sera jamais remboursé. Cependant, pour l’entreprise, la dépense est compensée par une augmentation de patrimoine, ce qui n’est pas le cas pour la nation. Pour cette dernière, l’effet serait d’ailleurs le même si au lieu d’une machine, on avait supposé l’importation d’une certaine quantité de matières premières ou d’objets manufacturés destinés à la consommation des ménages, ou encore de services.
La balance des paiements courants retrace les opérations définitives qui sont réalisées entre résidents d’une nation et résidents étrangers.
Mais voilà qu’une autre entreprise E2 installée sur le territoire de la même nation N exporte une marchandise. Elle reçoit une somme d’argent dans la devise du pays « client ». Plus exactement, (ce qui permet de supprimer les guillemets), elle reçoit du client une somme d’argent dans la devise de son pays. Si E2 avait à importer des biens ou services du même pays, il pourrait garder cette somme en attendant de l’utiliser. Mais en fait E2 n’a pas immédiatement l’usage de cette devise. Il la dépose à sa banque en échange de l’équivalent en monnaie nationale. En même temps qu’elle sort, en tant que telle, de la trésorerie de E2, la devise en question devient l’affaire de la nation. Plus précisément, elle entre dans sa balance des paiements, en tant qu’exportation. C’est une recette définitive qui s’inscrit, comme l’importation mais en sens inverse, dans la balance des paiements courants. Toute chose égale par ailleurs, cette opération conforte le solde courant de cette balance.
Notons qu’elle est en revanche toujours étrangère aux affaires de l’Etat. Non seulement les importations ne coûtent pas un sou à l’Etat, elles peuvent même, en cas de protectionnisme, lui rapporter des recettes douanières.
Quelle chance ! Voici qu’E1, qui avait besoin d’une somme en devise pour réaliser une importation, trouve cette somme grâce à l’exportation réalisée par E2. Elles ne se connaissent pas, certes, mais le système bancaire est là pour les mettre en relation par le marché, qui est ici le marché des changes. En effet, la banque de E1 a dû acheter la devise que E1 lui demandait sur ce marché et c’est E2 qui a pu la lui fournir. E1 et E2 s’entraident en quelque sorte, sans que cela ne coûte un centime à l’un ou à l’autre puisqu’ils ne font qu’échanger des sommes d’une devise dans une autre. Le marché des changes est en quelque sorte une illustration de la fameuse « main invisible » d’Adam Smith. La balance des paiements est son compte-rendu comptable, invisible pour chaque acteur. Son éventuel déficit importe peu à telle entreprise qui, parmi tant d’autres, aurait contribué par une importation à son creusement, et qui, en parallèle, a pu parfaitement, cette année-là, dégager un résultat comptable largement positif. Inversement, l’éventuel excédent de la balance des paiements de la nation importe peu à l’entreprise qui, parmi beaucoup d’autres, aurait contribué à cet excédent par ses exportations. Il est de plus tout à fait compatible avec les plus noires difficultés que pourrait éventuellement traverser cette entreprise exportatrice.
Quant au budget de l’Etat, il n’est évidemment pas concerné. Les exportations ne lui rapportent pas un sou ; elles lui coûtent parfois de l’argent quand elles sont encouragées par des subventions.
Voilà pourquoi la nation, qui n’est pas l’Etat, n’est ni une entreprise ni une juxtaposition d’entreprises.
S’il n’est décidément pas possible et pas raisonnable, - au point que même un comptable ne peut qu’en convenir - de confondre la nation avec une entreprise, pourquoi ces deux concepts sont-ils si souvent confondus, par des locuteurs dont on peut penser que pour la plupart d’entre eux, ils comprennent la comptabilité ?
Considérons pour répondre que cette métaphore est un « mythe » au sens où l’entendait Roland Barthes[1], c’est-à-dire une fusée à deux étages, celui de la dénotation et celui de la connotation. J’ai déjà utilisé cet appareillage conceptuel à deux reprises[2]. La dénotation lie le concept d’entreprise au concept de nation en établissant un signe égal implicite qui est : « La nation est une entreprise ». Mais la véracité de l’assertion paraît tellement évidente aux locuteurs que le verbe être disparaît au profit d’une simple apposition : « l’entreprise France », la « ferme France ». On pourrait imaginer qu’un trait d’union cadenasse l’expression en passant les menottes aux deux mots, ainsi reliés pour l’éternité comme des frères siamois. Il s’agit de s’assurer que personne ne puisse jamais contester l’évidence de ce que la nation est une entreprise, alors même que nous venons de montrer que cette assertion est précisément très contestable.
La connotation relie ce premier signe à un signifié caché qui est le suivant : « Certes, la nation n’est pas unie derrière ses entreprises. En effet, il y a des conflits sociaux, il y a la concurrence entre certaines entreprises, … Mais les intérêts des groupes sociaux, bien loin de s’opposer comme le prétendait Marx, convergent vers des objectifs communs : la croissance – notamment la croissance tirée par l’exportation – seule base à la création d’emplois et à l’augmentation des salaires. Toute la population, en particulier la partie salariée, a intérêt à ce que les entreprises gagnent des marchés à l’étranger. Dans « entreprise France », le mot « entreprise » serait donc à prendre au sens de « projet » : il s’agirait du projet collectif de soutenir la croissance par l’exportation, et, pour ce faire, de mettre en œuvre une politique économique dite de l’offre qui, en s’efforçant d’améliorer la compétitivité des entreprises au pluriel, favorise l’exportation et donc l’emploi. En d’autres termes, ce que connote le mythe « entreprise-France »[3], c’est que l’unité de la nation derrière ses entreprises n’est sans doute pas une réalité (car, si elle l’était, il n’y aurait précisément aucune raison d’en parler et le mythe n’aurait aucune fonction) mais qu’il serait souhaitable qu’elle le devienne.
Bref, l’expression ne désigne pas une réalité, mais un souhait.
Le mythe de l’entreprise-nation remplit donc une fonction idéologique.
Cependant, son utilité ne s’arrête pas là. Il présente un intérêt pratique, plus exactement pédagogique, dont le mérite, cette fois-ci, réside dans sa portée universelle. Il peut servir à tout le monde.
[1] BARTHES Roland, 1957, Mythologies, Paris, Le Seuil (pierres vives).
[2] « Îles, continents, planètes : deux ou trois mythes spatiaux d’aujourd’hui »
et
« Le papier-monnaie du recrutement »
[3] Ou, dans un langage plus universel, « entreprise-nation » (note du traducteur à l’égard des non francophones qu’il espère les plus nombreux possibles)
En effet, on peut avoir besoin de se représenter la nation comme une personne, voire une entreprise, afin de donner du sens à certaines constructions comptables.
Comment saisir par exemple l’enjeu national que représente l’équilibrage du solde de la balance des paiements courants ?
Pourquoi privilégier le solde courant qui n’est qu’un solde intermédiaire ?
En effet, la balance des paiements dans son ensemble est toujours équilibrée.
Outre les exportations de biens et services, le système bancaire de la nation N peut recevoir des devises pour beaucoup d’autres causes : la vente d’actions, d’obligations ou encore de brevets à des étrangers, le placement par des étrangers, d’argent sur des comptes ouverts dans des banques installées en N, l’emprunt à des étrangers par des résidents de N, enfin l’achat par des résidents de N de devises étrangères ou la vente par des étrangers de la devise de N.
De même et inversement, des causes autres que les importations obligent le système bancaire de N à fournir des devises : l’achat d’actions, d’obligations ou de brevets à des étrangers, le placement par des résidents de N d’argent sur des comptes ouverts à l’étranger, les prêts par des résidents de N à des étrangers, enfin l’achat par des étrangers de la devise de N ou la vente par des résidents de N de devises étrangères.
L’ensemble de la balance des paiements retrace toutes ces opérations. Ajoutons que dans ce document, la diminution du stock de devises présentes sur le territoire de N est considérée comme une recette (une ressource). Inversement, l’augmentation de ce stock est considérée comme une dépense (un emploi ou une utilisation).
Dans ces conditions, comment l’ensemble de la balance des paiements pourrait-il ne pas être équilibré ? Toutes les devises gagnées par les uns sur l’étranger sont utilisées par eux-mêmes ou par d’autres résidents de N soit pour importer, soit pour placer, soit pour prêter, soit pour investir à l’étranger. Toutes ? demandera-t-on. Sûr ? Et s’il en reste encore après toutes ces utilisations ? Réponse : les résidents de N, souvent des banquiers, peuvent tout simplement vendre ce qu’il leur reste de devises sur le marché des changes. C’est d’ailleurs ce qui contribue à augmenter la valeur externe d’une monnaie sur ce marché. La vente par des résidents de N de devises étrangères est une dépense pour la balance des paiements de N, car c’est une manière pour N d’utiliser « ses »devises.
Certes, personne n’est obligé de vendre son stock de devises. Eh bien, si les résidents de N ne le font pas ou ne le font pas suffisamment ou ne sont pas suffisamment nombreux à le faire, c’est tout simplement le stock national de devises qui augmente, et ceci est comptabilisé comme une dépense par la balance des paiements. C’est une manière d’utiliser une devise : la stocker.
Donc, comme il fallait s’y attendre, toute ressource trouve son emploi, sauf à penser que des devises se volatiliseraient.
Inversement, toutes les devises dépensées par les uns sur l’étranger ont été trouvées quelque part. A chaque emploi il a bien fallu sa ressource, à moins d’imaginer une génération spontanée de devises[1]. Toutes les devises dépensées par des résidents de N ont d’abord été gagnées sur l’étranger par eux-mêmes ou par d’autres résidents de N soit en exportant, soit en recueillant les placements et les investissements des étrangers, soit en empruntant à l’étranger. Toutes ? demandera-t-on. Sûr ? Et qu’est-ce qui garantit que toutes ces ressources seront suffisantes ? En effet, puisque la nation n’est pas une entreprise, qu’il n’y a pas de concertation entre celles qui sont installées sur son territoire, rien ne peut garantir que les devises gagnées par les uns sur l’étranger suffiront à régler les dépenses des autres à l’étranger. Les banques réalisent l’ajustement sur le marché des changes, qui, en premier lieu, sert à ce que les acteurs ayant gagné des devises puissent les mettre à la disposition de ceux qui en ont besoin. En second lieu si ça ne suffit pas, s’il manque aux banques de N une certaine somme dans la devise du pays P, ces banques la demandent sur le marché aux résidents de P. Et c’est d’ailleurs ce qui contribuer à diminuer la valeur externe de la monnaie de N sur ce marché, parce que cette demande supplémentaire aura comme contrepartie une offre supplémentaire de la devise de N. L’achat par des résidents de N de devises étrangères est une recette pour la balance des paiements. C’est une manière de trouver (une ressource) la devise dont on a besoin.
Certes, si le système bancaire possède un stock de devises, il peut d’abord, avant d’en acheter sur le marché des changes, utiliser ce stock. Dans ce cas, c’est le stock national de devises qui diminue, et ceci est comptabilisé comme une recette par la balance des paiements. C’est une solution pour répondre à un besoin, donc une ressource.
Par conséquent, la balance des paiements d’un pays quelconque est toujours équilibrée.
Lorsqu’on entend qu’un pays présente un déséquilibre de sa balance des paiements, on doit savoir traduire et lire entre les lignes. On doit savoir qu’on nous parle par métonymie ou par ellipse, qu’en évoquant un tout, la balance des paiements, le locuteur désigne une partie, la balance des paiements courants, qu’il commet une ellipse en oubliant l’adjectif « courant » et, enfin, que s’il constate ou annonce un déficit de ce tout, il s’appuie pour ce faire sur l’observation d’un solde partiel : le solde des opérations courantes
.
Pourquoi privilégier ce solde-ci ? Quelle signification présente-t-il ?
Pour répondre à cette question, il faut provisoirement faire fi de la vérité, et faire semblant de croire à une représentation fausse à la réfutation de laquelle j’ai pourtant consacré toute la première partie de cet article. Faisons comme si la nation était une entreprise et considérons son bilan.
[1] « Et la création de monnaie ? » demandera-t-on. Oui, cela existe ; cependant, un « pays » peut créer sa propre monnaie, mais pas celle des autres. Cf., infra : « Digression par la devise ».
Tandis que le compte de résultat d’une entreprise retrace, comme rappelé plus haut, les flux entrants et sortants, le bilan en est une photographie instantanée, qui décrit, au passif, les différentes origines de sa richesse et à l’actif, les différentes utilisations qui en ont été faites, autrement dit les différentes formes sous lesquelles elle se présente à l’instant t. Au passif, les capitaux propres représentent la différence entre le total de l’actif et l’ensemble des dettes, donc la partie de l’actif à rembourser. L’entreprise s’enrichit quand les capitaux propres augmentent.
Que signifie un déficit de la balance courante de l’entreprise-nation ?
Les opérations courantes à l’étranger concernent les transactions sur les marchandises (importations et exportations), les prestations de services, les revenus et les transferts unilatéraux. Les dépenses comptées dans la balance courante désignent les sorties de devises destinées à payer des importations de biens et de services, à rémunérer du travail ou du capital étranger ou à transférer à des étrangers des sommes sans contrepartie (dons publics et privés). Ce sont donc des opérations définitives. Définitives comme la mort peut l’être. Elles ne laissent pas de traces, ce qui ne signifie pas qu’elles sont sans raison ni sans contrepartie. Au contraire, leur raison d’être est fondamentale : les biens et les services importés et exportés répondent à des besoins, ce qui constitue le sens fondamental de l’économie. Leur caractère définitif résulte de ce que leur contrepartie ne s’accumule pas ; leur contrepartie, quand elle existe, est la consommation, intermédiaire ou finale, qui est une destruction de biens ou de services. Par analogie les opérations courantes de la balance des paiements pourraient être rapprochées des opérations dites de fonctionnement dans le budget d’une collectivité publique.
Ainsi par exemple, en 2014, la France affichait un solde courant négatif égal à moins 19,7 milliards d’euros[1], qui était dû essentiellement au commerce extérieur (commerce de marchandises), déficitaire de 34,6 milliards, sans que l’excédent, égal à 17,8 milliards, du commerce des services ne parvînt pas à le compenser, (tandis que les flux de revenus et de transferts unilatéraux l’aggravaient légèrement, de 2,9 milliards)[2].
Par opposition aux opérations courantes, les opérations en capital et financières, constituant le reste de la balance des paiements, concernent des transactions portant sur des titres de propriété (actions, brevets), des titres de prêts (obligations, bons du Trésor), des prêts et emprunts non « titrisés », des modifications de placements bancaires plus ou moins liquides à l’étranger, donc en devises, enfin des transactions sur les devises. Par analogie avec le budget d’une collectivité, il est tentant de rapprocher toutes ces opérations de celles qui constituent la « section d’investissement » ou la section « des opérations en capital » dans un tel budget. L’analogie rencontre cependant certaines limites : par exemple, l’achat d’une machine est une dépense d’investissement pour une collectivité ; l’importation de la même machine est une dépense courante pour la balance des paiements de la nation dans laquelle elle a lieu.
Les dépenses ainsi comptées dans cette partie de la balance des paiements peuvent être classées selon le type de contrepartie qu’elles entraînent.
Certaines d’entre elles ont comme contrepartie l’augmentation du capital productif de la nation. Il s’agit des achats d’actions d’entreprises étrangères. Qu’il s’agisse (selon une distinction assez conventionnelle) des investissements directs (représentant plus de 20% du capital des entreprises visées) ou des investissements dits de portefeuille (moins de 20%), un tel achat aboutit à augmenter la valeur totale des entreprises détenues par des résidents (ce n’est pas le cas lorsqu’un résident achète des actions à un autre résident car alors l’augmentation du patrimoine du premier est compensée par la diminution du patrimoine du second). A l’inverse, toute vente d’actions à des étrangers rapporte des devises mais se paie d’une diminution du capital productif de la nation et d’une augmentation de la dépendance de l’économie nationale à l’égard de centres de décision étrangers, puisque, dans le mode de production capitaliste, le pouvoir de décision dans les entreprises est lié à la propriété de leur capital.
Ainsi, en 2014, les Français ont réalisé pour 26,3 milliards d’euros d’investissements directs à l’étranger, tandis que les investissements directs étrangers en France s’élevaient à 5,4 milliards seulement.
Toutes les autres opérations non courantes de la balance des paiements ont pour point commun d’affecter la dette extérieure nette de la nation, qui est la différence entre ce que les résidents doivent à des étrangers et ce que ceux-ci doivent à des résidents. Il en est ainsi d’abord des opérations portant sur les obligations, qui sont des titres de prêts. L’achat par un résident d’une obligation détenue ou émise par un résident étranger, que l’émetteur soit une personne privée ou un Etat (bon du Trésor) équivaut à prêter une somme d’argent à ce résident, tandis qu’inversement, la vente équivaut à un emprunt. Or, quand l’étranger s’endette auprès de la nation, la dette étrangère nette de cette dernière diminue. Inversement, la vente, si elle rapporte des devises, augmente l’endettement de la nation (ce qui n’est pas vrai lorsqu’un résident vend une obligation à un autre résident).
Il en est de même lorsque prêts et emprunts ne sont pas « titrisés ». Ainsi, une banque qui prête de l’argent à un résident étranger augmente l’actif du bilan de la nation en même temps que le sien. Inversement, lorsqu’une entreprise, voire un ménage, s’endette auprès d’une banque étrangère, elle augmente la dette de la nation en même temps que sa propre dette. A actif égal, les capitaux propres de la nation diminuent.
Lorsqu’un résident place une somme d’argent dans une banque étrangère, il transforme cette somme en la convertissant dans la devise étrangère concernée. La banque qui l’accueille ouvre pour lui un compte libellé dans la devise de son pays. Mais en parallèle, elle se retrouve en possession, à l’actif de son bilan, de l’équivalent dans la monnaie de son client, qui est une devise pour elle.
Mais au fait, qu’est-ce qu’une devise ? La réponse semble aller de soi : c’est une monnaie étrangère. « Monnaie étrangère convertible… », confirme, un dictionnaire économique[1], en précisant : « …,c’est-à-dire dont les autorités émettrices acceptent qu’elle soit achetée ou vendue contre d’autres monnaies sur un marché des changes. » Pour une fois, le vocabulaire savant rejoint le sens commun. « D’autres monnaies » : une devise est donc une monnaie, mais une monnaie parmi d’autres, ou une monnaie comme toutes les autres ? Car toute monnaie est une monnaie étrangère, du point de vue de l’étranger. Paradoxalement, un dictionnaire généraliste apporte davantage de précision, en confirmant que la principale difficulté de définition de la devise consiste en un problème de perspective. Une devise, nous dit Larousse, est « une monnaie émise par une banque nationale, envisagée par rapport à d’autres. » Autrement dit, une devise est une monnaie, et toute monnaie peut être considérée comme une devise. Le terme semble d’abord avoir été employé pour désigner une lettre de change[2], son choix s’expliquant par l’habitude que l’on avait d’imprimer des devises[3] sur les billets de change[4].
En effet, comme une lettre de change, comme toute monnaie, une devise est une reconnaissance de dette.
Toute monnaie est une reconnaissance de dette. Autrefois, la banque centrale émettait des billets en contrepartie du métal que l’on avait déposé dans ses coffres. Un dépôt n’étant pas un don, le détenteur d’un billet avait le droit de retrouver l’or qu’il avait déposé. Le billet était donc une reconnaissance de dette. Puis furent promulgués deux principes complémentaires : le cours forcé et le cours légal du billet de banque[5]. Le cours forcé signifiait la fin de la garantie de conversion du billet en métal. La banque centrale n’était plus obligée de rembourser en métal les détenteurs de monnaie fiduciaire (à plus forte raison scripturale). En contrepartie, les créanciers n’avaient plus le droit de refuser le billet de banque (cours légal). Autrement dit, l’Etat continuait à se sentir redevable d’une dette envers les détenteurs de billets, mais au lieu de les rembourser en or ou en argent, il s’engageait à en permettre le remboursement en marchandises.
De plus, à partir du moment où ils ont accepté la convertibilité de leur monnaie[6], les Etats se sont engagés à fournir toute monnaie étrangère réclamée contre leur propre monnaie, autrement dit à fournir ce qui est une devise pour eux en échange de leur propre monnaie détenue par des étrangers, et qui est une devise pour ces étrangers. Plus exactement, ils se sont engagés à contraindre leurs ressortissants à procéder ainsi dans leurs relations commerciales avec des étrangers.
Une devise est donc une créance d’un « pays » sur un autre, c’est-à-dire le droit que possède son détenteur à recevoir de son émetteur en échange l’équivalent dans sa propre monnaie. En d’autres termes, une devise est une reconnaissance de dette. Son émetteur reconnaît devoir la somme correspondante à son détenteur. Or, qui est l’émetteur d’une devise ? La banque centrale du pays qu’elle représente. Ainsi, lorsqu’un résident place son argent à l’étranger, il endette son pays auprès du pays d’accueil. Inversement, lorsqu’une banque reçoit un placement de l’étranger, elle désendette son pays à hauteur de la même somme.
[1] « L’économie de A à Z », Alternatives Economiques, hors-série poche n° 40 – septembre 2009
[2] Mozin, 1842, d’après Larousse, dictionnaire étymologique
[3] Au sens héraldique de « sentence concise particulière à une famille, une ville… » (Hachette, 2005)
[4] Hachette, 2005
[5] En France, en 1848.
[6] Ce qui s’est progressivement produit et généralisé dans les pays capitalistes développés après la seconde guerre mondiale, entre 1945 et 1958.
Revenons à notre balance des paiements non courants.
Donc, chaque fois qu’un résident convertit son argent en une devise pour le placer à l’étranger, il endette son propre pays. Il en est de même lorsqu’un résident bancaire intervient sur le marché des changes pour acheter des devises étrangères.
En définitive, la différence fondamentale entre une recette comptabilisée dans la balance courante et une recette comptabilisée dans le reste de la balance des paiements, c’est que la seconde, en augmentant la dette de la nation ou en diminuant son actif, diminue ses capitaux propres. Ce n’est pas le cas d’une recette courante, qui est une recette définitive, qui traduit au contraire, la capacité qu’a eue la nation d’augmenter sa richesse en produisant des biens et services vendus à l’étranger.
De même, la différence fondamentale entre une dépense comptabilisée dans la balance courante et une dépense comptabilisée dans le reste de la balance des paiements, est que la seconde permet une augmentation des capitaux propres de la nation en augmentant son actif ou en diminuant sa dette. Ce n’est pas le cas d’une dépense courante, qui est définitive et traduit une destruction de biens et services dans l’acte de consommation intermédiaire ou finale.
Un solde courant excédentaire signifie que la nation a davantage gagné de devises de manière définitive qu’elle n’en a dépensées de manière définitive. Il se pose la question de l’utilisation des devises gagnées. Que va-t-elle en faire ? Plus exactement, qu’en a-t-elle fait ? (Car tout se passe en même temps, et lorsque l’on constate en fin d’une année quelconque que des devises ont été gagnées, elles ont déjà été dépensées au cours de cette année).
La réponse est donnée par le solde du reste de la balance des paiements. Puisque l’ensemble est fatalement équilibré, le reste de la balance[1] dégage un déficit exactement égal à l’excédent courant. Ce déficit représente l’utilisation des devises gagnées pour augmenter l’actif de la nation ou diminuer sa dette. C’est pourquoi les nations notoirement exportatrices, qui dégagent un solde courant positif, sont aussi celles qui agrandissent leur patrimoine de l’acquisition d’actifs étrangers : c’est typiquement le cas de la Chine (+ 210 milliards de dollars en 2014)[2], des pays exportateurs de pétrole (+ 299 milliards), dont certains, comme le Qatar, fournissent une illustration fameuse, connue même des milieux sportifs, de ce qui pourrait être analysé comme un impérialisme nouveau par sa direction sud-nord, à laquelle l’Histoire ne nous avait pas habitués. La Chine, quant à elle, ne se contente pas de financer le Trésor Etats-Unis, ses entreprises réalisent des investissements, notamment fonciers dans les pays en voie de développement, en Afrique, et industriels, en Europe[3]. L’exportation de capital est pour l’ensemble de ces pays une manière d’utiliser les devises qu’ils ont gagnées.
De même et de manière inverse, un solde courant déficitaire signifie qu’une nation s’est appauvrie en vendant moins de biens et services qu’elle n’en a achetés à l’étranger. Il se pose la question du financement de ce déficit : où a-t-elle trouvé les devises nécessaires ? La réponse est donnée par la balance des paiements non courants, dont le solde excédentaire, cette fois-ci, indique que des recettes non définitives de devises ont pu être trouvées, mais qu’elles se paient d’une diminution des capitaux propres de la nation. Les nations dont la balance courante est notoirement déficitaire sont également des nations connues pour leur situation de dépendance à l’égard de l’étranger, parce que le financement de leur déficit courant les a conduits soit à accroître leur dette extérieure soit à accepter l’appropriation par des étrangers d’une partie de leur capital productif à moins que les deux modalités ne se combinent, participant à la définition structurelle du sous-développement. Ainsi de l’Amérique Latine, dont le déficit courant de 175 milliards de dollars semble toutefois modeste par comparaison avec celui du puissant voisin du nord, lequel s’élevait, lui, en 2014, (mieux vaudrait écrire : s’abaissait) à 390 milliards. Mais le cas des Etats-Unis est particulier : son énorme déficit courant n’est pas financé par une diminution de son actif national puisqu’au contraire, ce pays reste le siège des plus grandes firmes transnationales même s’il reçoit aussi de plus en plus d’IDE[4] ; son déficit courant est financé par un gigantesque endettement représenté par l’énorme circulation de dollars acceptés partout. En acceptant de ne pas convertir les dollars qu’ils ont gagnés dans leur propre monnaie, les créanciers du monde entier contribuent de fait à une acceptation par le reste du monde du non-remboursement de la dette des Etats-Unis. Tandis que la perspective d’annulation ou de simple rééchelonnement de dettes soulève des montagnes de débats lorsqu’elle concerne des pays en voie de développement, des pays dépendants ou de petites pays, les Etats-Unis bénéficient depuis des décennies d’une annulation rampante silencieuse et séculaire de leur gigantesque dette extérieure. Ce privilège s’explique un peu par la réalité économique objective et bien davantage par une représentation convenue : la représentation que se font les acteurs du monde entier du dollar comme d’une monnaie plus que « forte », d’une monnaie mondiale, c’est-à-dire de la monnaie de tout le monde. La « force du dollar »[5] est le résultat d’une construction[6].
[1] C’est-à-dire le compte de capital, le compte financier et une ligne prévue pour les « erreurs et omissions »
[2] Alternatives économiques, hors-série n° 109 – octobre 2015, p. 90
[3] A titre d’illustration de l’exportation chinoise de capital :
Isabelle Chaperon, « Les entreprises chinoises n’ont jamais autant investi à l’étranger », Le Monde, 13 mai 2016
Denis Cosnard, « Le chinois Fosun négocie son entrée dans les Compagnie des Alpes », Le Monde Economie, 4 juin 2016
[4] Investissements Directs Etrangers
Si l’on privilégie le solde partiel de la balance des paiements courants pour en faire un indicateur de bonne santé économique, c’est parce qu’il reflète la variation du patrimoine national. Un solde positif signifie un enrichissement pour la nation, comme le bénéfice dans le compte de résultat de l’entreprise. Le détail de la balance courante permet de comprendre les causes de cet enrichissement en comparant exportations et importations des différentes catégories de biens et services. De même, l’analyse du compte de résultat d’une entreprise permettra de comprendre quelles sont les principaux produits ou les principales charges qui sont responsables d’un bénéfice ou d’un déficit. Si la balance courante répond à la question du pourquoi, la balance non courante (ou balance des capitaux) répond, de son côté, à la question du comment, donc des conséquences du solde courant: elle montre quel a été l’usage des devises gagnées en cas d’excédent, comment la nation est devenue propriétaire d’actifs étrangers ou comment elle s’est désendettée. Inversement bien sûr, en cas de déficit, la balance non courante montrera comment la nation a vécu avec ce déficit, par quelle acceptation de dépendance étrangère supplémentaire elle a dû le payer, soit en s’endettant davantage soit en livrant davantage d’entreprises à des capitaux étrangers. De même, à travers son bilan, l’entreprise peut voir à quoi fut utilisé le bénéfice de l’année écoulée (augmentation d’actif ou diminution de dette) ou bien par quel désinvestissement ou quel endettement supplémentaire s’est traduit le déficit de la même année.