Le "fardeau" de la dette

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         Une des représentations économiques les plus tenaces et les plus courantes consiste à privilégier la question de la santé des budgets publics comme indicateur de la santé économique d’un pays.

         Je ne m’adonne plus depuis longtemps maintenant à l’enseignement de l’économie et il n’existe plus de trace de ce passé sur ma figure. Mais il suffit que je rappelle à un interlocuteur ma modeste prétention à la connaissance de cette discipline pour qu’il évoque immédiatement, par association d’idée, la question des budgets publics, censée représenter à elle seule l’ensemble des questions économiques. Cela m’est arrivé au moins deux fois en 2024, et j’imagine que cela me serait arrivé encore bien plus souvent si j’avais été encore en activité.

         « Toi qui es économiste, qu’en penses-tu ? L’économie de la France, c’est pas triste en ce moment. La France croule sous les dettes. Comment en est-on arrivé là ? Etc, etc. »

         Il est vrai que la France est endettée, si l’on appelle « France » l’ensemble formé par l’État, les collectivités territoriales et le système de protection sociale. Il est vrai que la dette publique s’accroît depuis de nombreuses années. La dette des administrations publiques, qui était de 854,8 milliards d’euros en 2000, atteint 3 228,4 milliards en 2024, soit 112 % du PIB [1].

         Mais il est non moins vrai que des milliers d’emplois ont été créés et que le chômage a diminué depuis quelques années. Le taux de chômage, qui atteignait, en 2016, 10 % de la population active, a baissé jusqu’à 7,1 % au 1er trimestre 2023, avant de remonter légèrement sous l’effet du ralentissement économique. Il s’établit à 7,3 % au 2e trimestre 2024 [2]. On considère généralement qu’un taux de 5 % est synonyme de plein-emploi. Ce n’est pas glorieux, mais ça compte. Même l’inflation, si fâcheuse pour le pouvoir d’achat, est en train de ralentir après avoir bondi en 2022 et 2023 après le déclenchement de la guerre en Ukraine et la crise énergétique consécutive. Mesuré par l’indice des prix à la consommation, son taux est revenu à 4,9 % en 2023, après avoir atteint 5,2 % en 2022. Elle poursuit sa décrue en 2024. Il faut rappeler qu’auparavant, la France a vécu vingt années d’inflation extrêmement faible, littéralement nulle en 2015, ne dépassant jamais 2 %. Elle avait atteint des sommets après les chocs pétroliers de 1973 et 1979, quand son taux s’exprimait en deux chiffres.

         Ni la trop forte inflation ni l’extrême désinflation ne sont à idéaliser. La déflation est même une catastrophe pour l’emploi. Les batailles contre le chômage et la précarité sont loin d’être gagnées. Loin de moi la tentation d’idéaliser le bilan des gouvernements qui se sont succédé en France depuis Lionel Jospin.

         Mais enfin, ces critères-là - chômage et inflation - ne sont-ils pas des marqueurs de santé économique tout aussi pertinents, sinon plus, que les indicateurs budgétaires ? Ne concernent-ils pas encore plus directement la vie de chaque Française et de chaque Français ? Et je ne parle même pas de ceux, tout aussi importants, qui concernent les inégalités de revenus, la couverture médicale, la répartition des services publics sur le territoire et dont l’observation, d’ailleurs, ne prête pas davantage à l’optimisme que celle des comptes publics.

         Mais je vous le concède, il y a aussi un « sujet » (comme on dit de nos jours), disons donc, un problème, posé par l’état des finances publiques en France.

         Si la persistance de déficits publics depuis environ 50 ans et l’aggravation de la dette publique ont quelque chose d’inquiétant, il n’est pas vrai en revanche que la France « croule » sous les dettes. La dette publique est remboursée par morceau à chaque échéance, les prêteurs le savent, ils manifestent toujours autant de confiance dans la solvabilité de ce créancier particulier qu’est l’État français. Il est vrai que certaines agences de notation ont légèrement baissé leur évaluation et que les taux d’intérêt demandés à la France ont sensiblement augmenté dernièrement, dépassant ceux réclamés à l’Espagne, à la Grèce, au Portugal. D’un montant de 48 milliards d’euros, la charge de la dette publique française représentait en 2023 12 % du budget de l’État. Autant d’euros qui manquent à l’éducation, à la santé, à la justice, etc. Ce n’est pas malin.

         Comment en est-on arrivé là ? me demande-t-on ensuite. Il y a là pour l’interlocuteur un mystère que seul un « économiste » patenté est capable d’éclaircir. Vous êtes prié d’avoir toute la réponse immédiatement, en une phrase. D’où la déception qui suit.

         Car les choses ne sont pas simples. Il y a une multiplicité de causes, une multiplicité d’interprétations, les idéologies s’en mêlent, les idées s’emmêlent, les cercles vicieux s’enroulent comme des tornades, en particulier celui-ci : moins il y a de croissance, moins il y a de recettes et plus il y a de besoins ; plus il y a de besoins, plus il faut dépenser et plus il y a de déficit. Mais d’un autre côté, la réduction du déficit entraîne la baisse de la croissance. Le même cercle est parfois (rarement) « vertueux » : la croissance fait rentrer les impôts [3], leur accumulation permet de faire plein de dépenses qui stimulent la croissance. Prenons l’Irlande, un des seuls pays de l’Union européenne en excédent budgétaire, grâce à une croissance fondée sur le racolage des entreprises étrangères de haute technologie (sous)imposées à 12 % de leurs bénéfices. Mais tous les pays n’ont pas les moyens de brader leur territoire. Si tous les États-membres de l’Union européenne faisaient de même, aucun n’y trouverait le même avantage.

         Revenons à la question : comment en est-on arrivé là ?

         À défaut de réponse définitive, je peux au moins donner un conseil : oubliez la comparaison, si tentante, entre l’État et une famille. 

         Il n’est certes pas facile pour une famille de s’en sortir quand elle n’a que de faibles revenus, ou pas de revenus du tout. Mais il y a au moins deux choses qu’une famille, même la plus pauvre, peut faire plus facilement que l’État le plus riche : prévoir et adapter. Prévoir ses dépenses, adapter ses dépenses à ses recettes.

         J’entends déjà les réactions outrées : à quoi cela sert-il de payer des énarques, s’ils ne savent pas prévoir, s’ils ne savent pas adapter, bref s’ils savent moins que moi comment faire un budget ? Ne dois-je pas, moi aussi, faire face à des imprévus ? Quoi, l’État, « qui brasse des milliards », a donc plus de mal que moi à « joindre les deux bouts » ?

         Eh bien oui.

         Tout ça à cause de l’« État de droit ». Lorsque la République décide d’attribuer une aide, qu’elle soit à une entreprise ou à un ménage, qu’elle prenne la forme d’une subvention, d’une prestation ou d’une réduction d’impôts, elle ne le fait pas « à la tête du client ». Le souci de l’égalité des citoyens devant la loi implique de définir des critères objectifs, de conditions à remplir pour son obtention. Il exclut par conséquent, en particulier, la politique des quotas, qui supposerait par exemple que l’on définisse une enveloppe annuelle de crédit qui se fermerait en cours d’année dès son épuisement, de sorte que seuls les premiers arrivés seraient servis. La République proclame que l’individu qui décide d’acheter une voiture électrique en décembre a autant de droit aux aides que celui qui prend cette décision en janvier. Elle renonce ainsi dans le même temps à maîtriser entièrement la masse de ses dépenses. Seuls les taux (individuels, unitaires) peuvent être déterminés à l’avance.

         Quand on y réfléchit bien, ce ne sont pas seulement les aides publiques qui sont imprévisibles en masse à cause de l’État de droit. On peut élargir le raisonnement à l’ensemble des dépenses publiques et à l’ensemble des recettes publiques. Ainsi, le droit à l’éducation pour tous se traduit par une certaine somme à dépenser par enfant, mais la masse des dépenses dépend du nombre d’enfants, que le gouvernement peut certes prévoir assez facilement, mais dont il n’est pas responsable, qu’il ne décide pas comme un couple réalisant son planning familial. De même, le gouvernement décide des taux d’imposition mais pas de la masse des impôts, laquelle dépend du nombre des contribuables, de leurs revenus, de leurs patrimoines, de leurs bénéfices, bref, d’un ensemble d’éléments que résume le terme d’assiette

         Dans ces conditions, faute de maîtriser ni la masse des recettes ni la masse des dépenses, il n’est pas facile d’adapter les secondes aux premières. 

 

 



[1] Denis Cosnard : « La dette publique française touche un nouveau sommet », lemonde.fr,

27 septembre 2024

[3] On parla ainsi de « cagnotte », en France, dans la toute fin du dernier millénaire (avec le gouvernement Jospin)

 

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