Pistes pour une géométrie de la colère et de quelques autres passions humaines

La colère est inversement proportionnelle à la distance.

         On peut être épouvanté par l’orage, on peut avoir peur d’être foudroyé, on ne se fâche pas contre le tonnerre, parce que le tonnerre est un phénomène naturel. Il est dans la nature de la foudre de foudroyer. On n’attend rien d’autre d’elle.

         La nature est ce qui est étranger à l’homme. On n’attend rien d’humain de sa part. On n’est pas déçu de son inhumanité. En revanche, ce qui peut décevoir, c’est le comportement humain. Quand il y a des crues, des tempêtes, des inondations, des incendies de forêt, la colère peut éclater, mais ce n’est jamais contre l’eau, le feu, c’est contre les humains qui s’en sont mal défendus.

         Entre la nature et l’homme, la distance est infinie, donc trop grande pour susciter la colère. La colère suppose une certaine proximité entre celui qui l’éprouve et l’objet qui la fait naître.

         Sans être infinie, la distance entre certains humains ou certains groupes humains est également trop grande pour susciter la colère. Ce n’est d’ailleurs pas rassurant. Cela peut signifier que certains sont essentialisés par les autres, voire réduits à l’état de nature.

         La population civile russe de la région de Belgorod, qui subit les conséquences des incursions ukrainiennes, est en colère. Mais elle ne se fâche pas contre les Ukrainiens, cela n’aurait aucun sens. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle comprend les Ukrainiens et prend parti pour eux, bien au contraire. Les Ukrainiens restent des ennemis pour eux. Mais un ennemi peut inspirer de la haine, pas de la colère. L’ennemi fait son travail d’ennemi. Ce qui est scandaleux et inspire la colère, c’est au contraire le constat que ses amis ou ceux qui sont censés l’être ne font pas leur boulot. Donc, les Russes en veulent à Poutine. Attention, ils ne lui reprochent pas d’avoir attaqué l’Ukraine (sauf exception) ; ils lui reprochent de mal défendre la Russie, quand les Ukrainiens se mêlent de faire goûter aux Russes les plus proches de chez eux ce que les Russes envoyés par Poutine leur font subir chez eux depuis deux ans.

         La population israélienne est également en colère. Elle n’est pas en colère contre le peuple palestinien. Ses sentiments à l’égard des Palestiniens sont complexes, parce que la société israélienne est complexe. Elle reste divisée, bien que globalement très droitisée, voire extrême-droitisée. Beaucoup de défenseurs de l’État d’Israël (a-t-on encore le droit de dire « sionistes »?) font remarquer à juste titre que cet État, à la différence de la plupart des États arabes qui l’entourent, à la différence de l’organisation Hamas qui administre (ait) la bande de Gaza, est une démocratie. Une démocratie formelle, mais une démocratie. Cet argument est en général brandi par ceux qui défendent Israël et sa politique. Mais il peut se retourner comme un gant : si c’est une démocratie, c’est que son gouvernement reflète, même imparfaitement, les désirs de sa population. On ne peut pas en dire autant des régimes dictatoriaux, dont les peuples ne sauraient de ce fait être déclarés responsables des crimes de leurs dirigeants. Par exemple, il est très difficile de connaître les sentiments profonds des Russes à l’égard de la politique de Poutine et de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine.

         En revanche, on entend assez facilement les protestations du peuple israélien. Un mouvement s’est développé pour soutenir les familles des otages retenus par le Hamas depuis le 7 octobre 2023. Ce mouvement a réussi à déclencher, le 2 septembre 2024, une grève générale de protestation contre le gouvernement Netanyahou, lui reprochant, par son refus de négocier et par son obsession de la guerre totale, d’avoir sacrifié la vie d’un certain nombre de ces otages. On se souvient également que bien avant le 7 octobre 2023, les protestations étaient déjà vives dans le pays contre un gouvernement très contesté et un premier ministre accusé de corruption. La coalition au pouvoir reste sans doute soutenue par une part importante de la population, faute de quoi elle ne serait plus au pouvoir, puisque ce pays, n’est-ce pas, vit sous un régime démocratique. Mais la colère d’une partie significative du peuple israélien contre ses propres dirigeants est incontestable.

         Les sentiments du peuple israélien à l’égard du peuple palestinien sont plus complexes encore à analyser. L’éventail des points de vue est très large, entre, d’un côté, le soutien inconditionnel à la colonisation, la défense de l’apartheid, voire du génocide et, de l’autre, l’acceptation d’une solution à deux États et d’une discussion sur un pied d’égalité avec les organisations que se donnent les Palestiniens, en passant par la simple défense du statu quo.

         Cet éventail traduit différentes manières de se représenter l’ennemi. Pour les uns, les plus extrémistes, les plus racistes, c’est l’ensemble du peuple palestinien qui est identifié comme tel. Pour les autres, les plus ouverts, la notion d’ennemi se resserre, autour d’un noyau formé par le Hamas identifié comme mouvement terroriste. Les premiers éprouvent les passions inhérentes au racisme, à savoir la haine et le mépris, mais pas la colère car la colère suppose un minimum de considération. Contre toute attente, le Hamas n’inspire pas de colère non plus de la part des seconds, précisément parce qu’ils l’identifient comme ennemi. Cette simple représentation, cette essentialisation suffit pour créer avec lui la même distance que celle qui existe entre l’homme et la nature, et qui exclut la possibilité de la colère.

 

         La colère, les peuples la réservent à leurs propres dirigeants.

         La distance facilite l’ignorance, le mépris, la haine.

 

         La proximité est une condition de la colère.

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